Mai 2022

N°31

Editorial

Des défis, depuis deux ans, le monde aura dû en relever. Bien malgré lui. La pandémie, qui n’en finit pas de durer, a mis à l’épreuve le moral de l’humanité autant que l’économie des pays. A quoi une guerre en Europe, dont on croyait le principe relégué dans le siècle dernier, a ajouté son lot d’horreurs et de souffrances. Ces événements ne sont pas le fait du hasard. Dans un précédent éditorial, nous évoquions la jeune héroïne de Vesaas[1] qui se perd dans son palais de glace à force d’introspection en y scrutant le reflet de son visage, en écho à la funeste fin de Narcisse s’oubliant dans la contemplation de ses traits.

Aussi, dans ces événements qui n’en finissent pas de bouleverser le quotidien quand ce ne sont pas des vies, ne faut-il pas voir l’effet de la suffisance d’un Occident plus intéressé par la course au profit que par la recherche du bien commun, et sourd aux bruits des armes quand elles ne crépitent pas sur son sol ?

 

 

SOMMAIRE

   EDITORAL

   DOSSIERS

      - QUELS DEFIS POUR
        L'ARBITRAGE INTERNATIONAL ?

        Pierre TERCIER
        Professeur émérite

      - L’ARBITRE ARTIFICIEL,
        GARANTIE D’IMPARTIALITÉ
        ET DE NEUTRALITÉ ?

        Samir MERABET

   INFORMATIONS

      - Dîner-débat de l'AFA

      - Colloque CEPANI

      - Conférence annuelle de l'AFA

Ces digressions pourront paraître étrangères à l’arbitrage et à la médiation. Ce n’est pourtant pas le cas. Parce que des défis, l’arbitrage et la médiation auront également dû en relever au cours de la crise sanitaire, et ils auront démontré qu’ils constituaient, dans cette période difficile, des modes de règlement des litiges pérennes et fiables, tout autant sinon plus que la justice judiciaire. L’usage des nouvelles technologies, que Jean-Baptiste Racine invoquait dans sa remarquable intervention sur l’arbitrage et l’intelligence artificielle pour la conférence annuelle de l’AFA en 2019[2], les y aura aidés, au point que cet usage se perpétuera sans nul doute. L’arbitrage, et en particulier l’arbitrage d’investissement, comme la médiation auront, par ailleurs, en espérant que les institutions européennes en prennent la juste mesure, leur rôle à jouer dans le règlement des réclamations qui naîtront du conflit ukrainien, ce qui justifiait d’en faire mention en introduction, au-delà du soutien au peuple ukrainien qu’au nom de l’AFA, nous n’aurions pas manqué d’exprimer.

Pour autant, si l’arbitrage veut pouvoir continuer de se développer et d’apporter aux justiciables les garanties de justice que la justice judiciaire est de moins en moins capable d’offrir, et nous parlons d’expérience, il ne doit pas céder à l’immobilisme d’un Occident vieillissant.
L’arbitrage doit évoluer, s’autoriser à penser, et oser l’imagination pour s’émanciper du conformisme.
Il fallait la hauteur de vue et l’expérience du professeur Pierre Tercier pour réfléchir aux défis que l’arbitrage international doit encore relever. A l’invitation de l’AFA, pour sa conférence annuelle de 2021 tenue en novembre dernier, le professeur Tercier a accepté de partager sa vision. Nous publions sa communication magistrale. Les lecteurs y trouveront de nombreux sujets de réflexion. Tout autant que dans la contribution du Professeur Samir Merabet, qui s’interroge sur les risques et les avantages d’un recours à l’intelligence artificielle en matière d’arbitrage. Un autre défi pour des temps à venir !

Marc HENRY

Président de l'AFA

[1] Tarjei Vesaas, Le Palais de Glace, 1963
[2] Voir la publication du support écrit de son intervention in Rev. arb. 2019.1025.

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QUELS DEFIS POUR
L'ARBITRAGE INTERNATIONAL ?

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Professeur Pierre TERCIER

Professeur émérite de l’Université de Fribourg (Suisse)

Président honoraire de la Cour internationale d’arbitrage de la CCI (Paris)

Conférence annuelle de l’AFA – 17 novembre 2021

Monsieur le Président,
Chers collègues,
Mesdames, Messieurs,
Etre invité à donner la conférence d’ouverture de l’Association française de l’arbitrage est un honneur. Or, vous le savez d’expérience, il est de bon ton pour celui qui en est l’objet de s’interroger publiquement sur les raisons qui ont bien pu pousser les organisateurs à le lui attribuer, alors qu’il suffirait le plus souvent de laisser la modestie (vraie ou fausse) céder le pas à la vanité (pure et simple). Ben voyons : n’ai-je pas finalement fait carrière dans l’arbitrage international ? N’ai-je pas rendu quelques sentences remarquées pour leurs qualités j’espère, leurs erreurs peut-être ? N’ai-je pas au fil des ans prêché l’évangile de l’arbitrage à plusieurs générations d’étudiantes et d’étudiants avides de forcer les portes du cénacle ? Il suffit : l’amitié que me porte votre Président a fait l’essentiel ; mon relevé au compteur des âges a fait le reste.

Car c’est bien à un ancêtre que l’on demande de faire acte de sagesse en distillant quelques pensées immortelles, celles qui siéent en une telle occasion. Vais-je pour cela vous dire combien c’était mieux avant, du temps où l’on prenait le temps d’envoyer son courrier par la poste et de rédiger ses sentences sur du papier quadrillé avec un crayon et une gomme ? Où l’on ne pouvait guère prendre que trois ou quatre procédures à la fois et où l’on s’en contentait ? Les aînés parmi vous ont un sourire ému, les cadets un sourire narquois. Ma première affirmation immortelle est dès lors simple et banale : A cet égard, en effet, tout a changé, et changé profondément.

Ce qui est moins banal en revanche, c’est de constater que l’objectif de base, lui, n’a en apparence pas changé. Il s’agit toujours de résoudre les litiges qui peuvent surgir ou ont surgi entre des particuliers. Faut-il en déduire que l’on est en train de résoudre des problèmes anciens avec des instruments nouveaux ? Mais ne serait-ce pas plutôt que l’on continue de résoudre des problèmes nouveaux avec des instruments anciens ?
Le thème est à la mode. J’ai suivi ces derniers temps au moins un webinaire par semaine où les plus grands et les moins grands s’interrogeaient sur ce qui se passe et va se passer. Nombreux d’ailleurs sont celles et ceux parmi vous qui ont sur le sujet des opinions définitives qu’elles ou qu’ils ont présentées et soutenues. Il en est surtout un en particulier qui est absent ce soir parce qu’il nous a prématurément quittés et qui aurait eu encore à ce sujet tant de choses à nous dire. Il n’empêche : ayant accepté l’invitation, je prends le risque d’ajouter ma couche, qui ne sera, je vous en préviens d’emblée, ni très originale, ni surtout très révolutionnaire.
Une chose au moins est certaine, c’est qu’en quelques dizaines d’années le monde de l’arbitrage a profondément changé. C’est un fait. Il est naturel de se demander dans ces conditions s’il reste capable de répondre aux défis qui sont aujourd’hui les siens. La question se pose dans l’arbitrage commercial, avant tout l’arbitrage international dont il sera ici exclusivement question ; elle paraît plus aigüe encore à mon avis dans l’arbitrage d’investissement auquel je ne ferai, faute de temps, que quelques brèves allusions.
Mais il ne suffit évidemment pas de dresser l’inventaire des défis en rappelant les faits, ce que je commencerai par faire à grands traits ; encore faut-il avoir le courage de proposer quelques pistes propres à y répondre, ce qu’annonce implicitement le point d’interrogation figurant dans le titre de cet exposé.

I. LES FAITS
A. Ce qui demeure et ce qui a changé
Quelques banalités d’abord pour fixer ce qui demeure et ce qui a changé :

a. Commençons par ce qui demeure. Deux choses : la résolution des disputes et la reconnaissance de l’arbitrage.

• La résolution des disputes. Les hommes, disons les humains, étant ce qu’ils sont, il y aura toujours entre eux des litiges. Les mêmes étant tout de même raisonnables, ils préfèrent autant que possible les résoudre de manière pacifique. Les mêmes étant imaginatifs, c’est à des tiers qu’ils confient le soin de les résoudre. Les mêmes étant prudents, c’est d’abord à une institution publique qu’ils s’adressent à cette fin. L’exercice de la justice qu’implique la résolution des litiges est ainsi devenue l’une des tâches fondamentales de l’Etat ; elle est générale en ce qu’elle est ouverte à tout le monde, elle est en principe confiée aux juges d’un Etat et elle est accessible à des coûts raisonnables, au besoin gratuitement pour les plus démunis.

• Ce qui demeure également : la reconnaissance de l’arbitrage. Les mêmes humains étant libres d’aménager leurs relations privées comme ils l’entendent, ils peuvent aussi renoncer aux services ainsi offerts par l’Etat et convenir entre eux de confier la résolution de leur litige par contrat à des particuliers, appelés les arbitres. A la différence des services étatiques, le mécanisme n’est pas général, mais particulier puisqu’il n’est ouvert qu’aux seules parties liées par le contrat ; il n’est pas strictement national, mais peut être au contraire international, détaché des Etats ; il n’est pas gratuit, mais onéreux, voire très onéreux. La solution présente toutefois de nombreux avantages qui sont connus (même s’ils ne sont pas tous incontestés) et elle paraît si appropriée que les Etats eux-mêmes acceptent de la reconnaître formellement, avant tout en prêtant leur concours à l’exécution de sentences, pour autant que soient remplies quelques conditions minimales. C’est la solution adoptée dans la plupart des Etats et c’est avant tout le propre de la Convention de New York sur la reconnaissance et l’exécution des sentences arbitrales étrangères, un instrument extraordinaire imaginé par des visionnaires pour assurer, avant la globalisation de l’économie mondiale, la globalisation de la résolution des litiges qui y surviennent.

b. Poursuivons avec ce qui a changé. Deux choses également : l’origine des litiges et leurs modes de résolution.

• L’origine des litiges, d’abord. Ce changement tient aux changements dans la nature des relations commerciales. Le contrat que concluaient à Rome Primus et Secundus par l’échange d’une question (« Spondesne ? ») et d’une réponse (« Spondeo »), en se regardant dans les yeux, a fait place à des relations d’une extraordinaire complexité, à la multiplication des contrats, à l’imbrication des contrats, à la complexification des contrats, à l’internationalisation des contrats, à la digitalisation des contrats, à l’usage des blockchains. S’il subsiste bien des contrats vraiment négociés, nous en concluons chaque jour quelques centaines qui n’ont de contrat que le nom, déclenchés qu’ils sont parfois par un simple clic du bout d’un doigt au bas de centaines de provisions (« pour accepter cliquer ici »). Qui aurait pu imaginer il y a vingt ans que nous serions là où nous sommes ? Qui aurait aujourd’hui le courage de prédire où nous serons dans dix ans ? Or la surprise est que tout repose encore sur le même fondement : la notion de consentement. Ayant derrière moi quarante ans de bons et loyaux services dans l’enseignement du droit des obligations, je ne vais pas remettre en cause ce fondement qui est simple et pratique, mais je suis suffisamment vieux et lucide pour ne pas en être totalement dupe et saisir ce qu’il a en plus souvent d’illusoire.

• Ce qui a changé ensuite, ce sont les modes de résolution des litiges. Sans doute continue-t-on de les résoudre par le recours à des tiers, juges ou arbitres, mais, dans le domaine qui nous intéresse, les rôles tendent à changer :

• Les juridictions nationales conservent certes toute compétence, mais il est de moins en moins fait appel à elles dans notre domaine. Il serait injuste cependant de les condamner car elles peuvent continuer à jouer un rôle et le jouent encore largement, souvent excellemment ; des initiatives sont en cours pour les réanimer (par exemple par la création de cours commerciales spécialisées). Malheureusement la plupart n’y sont guère encouragées ; les juges sont surchargés et insuffisamment appuyés, ils ne sont pas toujours spécialisés. Il est même des Etats où ce service ne fonctionne simplement pas, quand il ne cède pas aux attraits de la corruption. La place est libre alors pour l’arbitrage.

• Les procédures arbitrales ont en effet soudain connu, à partir du second vingtième, un incroyable bouleversement, accéléré par la globalisation de l’économie, la ratification presque universelle de la Convention de New York, le développement et la prise de pouvoir des grandes institutions d’arbitrage.

Bref, ce qui a d’abord changé à cet égard, ce n’est pas l’objectif, c’est le remplacement progressif des juridictions nationales par les tribunaux arbitraux. Ce n’est plus un changement, c’est une révolution, une inversion de paradigme. Pour reprendre une image connue mais parlante, les patients abandonnent les hôpitaux publics pour les cliniques privées.

B. Les conséquences du changement
Le changement a de nombreuses conséquences que par souci de simplification, je rangerai sous trois titres : la généralisation, l’internationalisation et la commercialisation.

a. La généralisation d’abord. Elle est incontestable et s’exprime de diverses manières :

• Si l’arbitrage était à l’origine un mécanisme plus ou moins exceptionnel choisi par quelques grandes entreprises privilégiées qui s’en remettaient à des « gentlemen », le système est aujourd’hui généralisé. Qui veut se lancer dans les affaires n’a pratiquement plus guère de choix : il doit accepter de passer en cas de litige par une procédure arbitrale. Les avantages sont connus, le principal étant qu'au plan international une controverse opposant deux parties étrangères ne sera pas soumise à la juridiction étatique de l’un des deux partenaires, mais à des juges neutres. Dans cette mesure l’arbitrage international est le pendant procédural nécessaire et approprié du commerce international.

• Si l’arbitrage était à l’origine avant tout réservé au domaine des grands contrats, il couvre aujourd’hui la plupart des contrats internationaux, en ce compris des transactions relativement modestes (il suffit pour s’en convaincre de se reporter aux statistiques de la CCI). S’il fut pendant longtemps réservé à des entreprises privées, il intègre de plus en plus les Etats et les entités para-étatiques (qui représentent, toujours selon les statistiques de la CCI, 20 % environ des parties impliquées). S’il fut longtemps réservé au droit des contrats, il concerne aujourd’hui de plus en plus de domaines : le droit des sociétés, le droit de la concurrence, le droit des sociétés et des trusts, voire prudemment certains aspects du droit administratif, quand ce n’est pas du droit pénal. Comble des combles, on le voit même faire une irruption massive dans une partie importante du droit international public, celui de la protection des investissements.

• L’exercice de la justice, service public essentiel, s’en trouve largement privatisé et l’arbitrage, d’exceptionnel qu’il était, du même coup banalisé. L’Etat, pourtant titulaire par essence du pouvoir d’exercer la justice, se trouve réduit à d’autres secteurs, importants certes, mais touchant plus directement les procès domestiques et les personnes physiques.

b. L’internationalisation. Avec mes collègues les grands simplificateurs, je dirai que, si l’arbitrage existait un peu partout depuis toujours, c’est avant tout en Europe de l’Ouest qu’il a vraiment pris racine pour les besoins nouveaux du commerce international et qu’il s’est d’abord développé.

• Cette avance a déjà tremblé avec l'arrivée des procédures de Common Law, en particulier celles des USA. Cela a valu à l’arbitrage l’introduction dans les procédures de mécanismes qui peuvent certes avoir leurs avantages, mais ne sont pas tous nécessairement des cadeaux, tant s’en faut (les requêtes de production de documents et les Redfern Schedule, les Witness statements et les cross-examinations, les experts de partie, et autres spécialités). Le résultat est surprenant, qui mêle et combine les spécificités procédurales de systèmes juridiques issues de cultures différentes. Il en découle une certaine standardisation des procédures.

• La tendance a été accrue par le rôle des grandes institutions, auxquelles il a déjà été fait allusion. Je suis mal placé pour en faire la défense ou l’éloge, mais elles jouent à l’évidence un rôle essentiel. Elles ne se sont en effet pas bornées à gérer des procédures individuelles comme le voulait leur fonction initiale, elles se sont donné une fonction régulatrice : par les compétences qu’elles exercent, par les pratiques qu’elles adoptent, par les règles qu’elles se donnent et par les directives qu’elles proposent ou imposent. Or leur légitimité repose exclusivement sur le fait que les parties, par une brève allusion contenue dans une clause arbitrale, acceptent de s’y soumettre intégralement. Leurs pouvoirs sont considérables, pour un accroc du droit des contrats : il leur est possible en effet par leurs règles de passer avant les accords contractuels (on connaît le régime des procédures accélérés dont certaines clauses s’imposent même en dérogation de l’accord passé entre les parties). Les conditions générales ont ainsi le pas sur les accords convenus, comme dans d’autres domaines les règles étatiques impératives ont le pas sur les contrats individuels.

• A cela s’ajoute la place qu’ont prise certaines grandes associations internationales qui ont à leur tour lancé des principes et des directives d’application universelle. On pense évidemment d’abord aujourd’hui au rôle de l’International Bar Association, qui tire certes sa légitimité du nombre, mais dont les membres ne représentent finalement qu’une catégorie professionnelle (les juristes) et qu’une partie des acteurs de l’arbitrage (avant tout les conseils). Chassez le législateur, il revient au galop, mais par la bande !

• Le choc, le vrai, est sans doute l’universalisation de l’arbitrage qui voit se profiler des parties issues de cultures juridiques profondément différentes. On assiste – et ce n’est sans doute que le début – à l’arrivée des pays d’Amérique latine, des pays arabes, des pays africains et plus profondément encore des pays asiatiques. On en ressent les premiers effets, mais il y a fort à parier que l’on n’en restera pas là.

c. La commercialisation. A la différence des services publics, l’arbitrage est un service privé, fondé sur un contrat prévoyant que les obligations des acteurs seront intégralement rémunérées par les parties en litige (et elles seules). En se généralisant, en s’internationalisant, l’arbitrage est devenu un véritable marché, un « business ». Les juristes et les grands cabinets de conseils s’y profilent en cercles plus ou moins fermés.

• Cela vaut évidemment d‘abord pour les arbitres. On connaît la formule de Louis XIV à propos des mercenaires suisses : « pas d’argent, pas de Suisse ». On dira aujourd’hui : « pas d’argent, pas d’arbitre ». Je n’ai pas à m’exprimer sur le caractère de cette rémunération, mais il est incontestable qu’elle peut faire obstacle à l’accès à la justice, surtout si de leur côté les défendeurs à une cause refusent ou sont incapables d’assumer la part de l’avance qui leur incombe pour lancer la procédure. On y reviendra.

• La commercialisation vaut aussi et plus fortement encore pour les conseils. On connaît les statistiques de la CCI qui retiennent que les frais de défense représentent plus de 80 % des frais globaux d’un arbitrage. On ne peut évidemment pas reprocher aux cabinets de vouloir faire tout ce qu’ils jugent nécessaire pour la meilleure défense des intérêts de leurs clients. On ne peut toutefois pas contester qu’il existe un sérieux risque d’abus, d’autant qu’il n’existe aucun tarif imposé.

• Le temps me manque de parler en outre des experts, avant tout des experts de partie, appelés presque systématiquement aux côtés des conseils.

II. QUELQUES SUGGESTIONS
Ces quelques remarques appellent une analyse des modalités de fonctionnement de l’arbitrage. Pour les évoquer, je reprendrai les titres des encyclopédies de mon enfance : qui ? pourquoi ? comment ?
A. Qui ? Les acteurs
Ils sont évidemment nombreux à graviter autour d’une procédure : les conseils, les arbitres, les juges, les institutions, les experts, les témoins, les sténotypistes, les traducteurs, les imprimeurs, les hôteliers. On aurait presque tendance à en oublier les parties qui sont en définitive les seules directement intéressées mais qui sont aussi celles qui supportent seules l’intégralité du poids des procédures, et cela pour des « investissements » qui ne sont à mon avis pas nécessairement et directement productifs. Exclu de les passer tous en revue. Arrêtons-nous un instant aux trois principaux groupes qui détiennent le pouvoir : les arbitres, les institutions et les juges.

a. Les arbitres. On sait – et c’est vrai – que la qualité de l’arbitrage dépend très largement d’eux (« tant vaut l’arbitre, tant vaut l’arbitrage »). Ils ont le pouvoir de mener la procédure et de trancher le litige, de manière (pratiquement) définitive. Or ce qui frappe, à la réflexion, c’est que, pour l’exercice d’une activité aussi fondamentale, on n’exige d’eux aucune condition préalable. A la différence des juges, ils n’ont pas à suivre une quelconque formation (une école de « l’arbitrature ») ni à offrir des garanties de connaissance suffisantes. Leur légitimité dépend du seul choix fait par les parties ; et encore en règle générale d’une seule d’entre elles pour l’arbitre qu’elle propose. C’est à elles de savoir ce qu’elles veulent. En réalité, le choix est le plus souvent opéré par les conseils, en fonction de considérations d’opportunité ou de tactique ; on ne peut cacher qu’il peut exister parfois un aspect corporatif (« n’oublie pas de me renvoyer l’ascenseur »).

• La seule vraie limite à leur choix est l’indépendance, condition première d’une bonne justice et condition essentielle pour que l’arbitrage puisse être assimilé à des juridictions étatiques. Cet aspect fait aujourd’hui l’objet de contrôles approfondis par les institutions et par les juges. C’est un point important qu’il convient de saluer.

• Sans doute est-il exigé des arbitres qu’ils soient aussi impartiaux, ce qui implique en particulier qu’ils n’aient pas une sympathie particulière pour l’une des parties, y compris bien sûr la partie qui les a désignés. J’ai eu la chance de travailler le plus souvent avec des arbitres parfaitement impartiaux au point que je ne savais plus toujours lors de la délibération lequel avait été choisi par quelle partie. L’affirmation n’est malheureusement pas générale ; le risque de partialité totale ou partielle subsiste, pour des motifs (légitimes ou non) qu’il serait trop long de vouloir présenter. C’est, et de loin, la critique la plus fréquente faite à l’institution. On ne peut apparemment y répondre qu’en consacrant un certain droit de contrôle sur les choix, mais ce ne peut guère être que le cas des institutions dans les procédures institutionnelles, et encore. Il a de ce fait été proposé de confier la nomination des arbitres au Centre s’il en est un, mais la solution se heurte à l’un des fondements et des principaux attraits de l’arbitrage; ainsi Jan Paulsson suggère que ce soit le cas à moins que les parties ne conviennent de conserver ce pouvoir. La formule n’est finalement pas si révolutionnaire quand on se souvient du nombre de désignation qui sont aujourd’hui déjà faites par le Centre, avant tout pour les arbitres uniques (environ 75 % pour les arbitres uniques selon les statistiques de la CCI) et les présidents (environ 25 % environ selon les mêmes statistiques). La solution paraît même s’imposer plus intensivement dans les procédures d’investissement, ainsi que le prévoit par exemple le modèle néerlandais de traité bilatéral de protection des investissements.

b. Les institutions. Leur rôle, d’accessoire au début, est devenu essentiel. Il englobe non seulement l’exécution de tâches contractuelles, mais aussi des tâches quasi juridictionnelles et aujourd’hui quasi législatives. C’est elles qui ont pratiquement en mains la privatisation de l’institution et son fonctionnement.
La particularité tient au fait que les institutions disposent d’une totale autonomie, dans le cadre de l’organisation qu’elles se sont données. Leur légitimité repose exclusivement sur une base contractuelle, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle est tenue. Pierre Lalive le demandait déjà il y a plus de vingt ans : « Mais qui contrôle les institutions ? ». Ce pourrait être les juges, mais dans la plupart des cas les institutions excluent largement leur responsabilité, une mesure qui pour elles ne s’impose pas nécessairement et que ni les arbitres ni les parties ne peuvent évidemment remettre en cause.
Cela implique à mon avis pour elles des efforts accrus – et il s’en fait – afin d’améliorer la transparence des décisions, et mettre en place des mécanismes de contrôle pour les parties sans doute, mais à mon avis aussi pour les arbitres.

c. Les juges. Leur rôle est central lui aussi, mais délicat, déchirés qu’ils peuvent être entre le « trop » et le « trop peu », qu’ils soient juges de l’annulation ou juges de l’exécution. D’une part, la volonté des parties est précisément de chercher une solution en dehors des voies judiciaires ; il importe que les juges évitent de revenir par la porte arrière. D’autre part, les juges restent dans tous les domaines et dans le nôtre également les garants de la justice, fût-ce de manière indirecte ; il importe qu’ils s’assurent que l’arbitrage ne devienne pas le forum où tout est permis. Le contrôle est incontesté et total sur les fondements de l’arbitrage (portée de la clause et constitution du tribunal arbitral) ; il est partiel sur la procédure ; il reste exceptionnel sur le fond. L’évolution de la jurisprudence rend parfaitement compte de ces tensions, non seulement dans le temps mais aussi dans l’espace ; même si l’on constate une certaine harmonisation des solutions, les chaînes du Jura ou des Pyrénées continuent de délimiter les solutions, un constat quelque peu paradoxal dans l’application d’un régime qui se veut par essence international.

B. Pourquoi ? Le fond
Pour être un bon arbitre, il faut certes maîtriser les subtilités de l’arbitrage, mais il faut à mon avis surtout être à même de comprendre les données de fait et d’appliquer correctement le droit de fond, qu’il s’agisse du contrat ou du droit applicable ; on aurait presque tendance à l’oublier. Reste à déterminer quelles sont les règles déterminantes et comment les interpréter. La situation est en réalité particulière.

• Les règles internationales ? La première difficulté tient au fait qu’il n’existe pas à proprement parler un droit du commerce international. Sans doute est-il possible aux parties de se référer dans leur clause arbitrale aux « principes généraux du droit commercial international », à la lex mercatoria sous les formes qu’ont voulu lui donner certains instruments. Sans doute est-il possible aux arbitres de s’en inspirer dans leurs sentences, et ils ne s’en privent pas. Sans doute constate-t-on une certaine harmonisation des pratiques. Il n’en demeure pas moins que la compréhension et l’interprétation du contrat à l’origine des litiges continuent de dépendre des droits nationaux, choisis par les parties ou retenus par les arbitres. Il convient de relever que la situation est différente en droit de l’investissement, mais l’affirmation appellerait des développements dépassant ce cadre.

• Les droits nationaux ? En arbitrage commercial et en dehors de l’option qui vient d’être évoquée, les relations contractuelles baignent nécessairement dans le contexte d’un droit national. Une relation internationale, entre une entreprise chinoise et une entreprise espagnole, sera dès lors soumise aux principes d’un droit national destiné à traiter avant tout de problèmes domestiques. Il est intéressant de constater à cet égard une évolution qui tend à reconnaître aux arbitres le droit de se distancer de règles impératives du droit national choisi lorsque ces règles ne correspondent ni à ce que les parties avaient négocié, ni au besoin de protection que ces règles poursuivent. Il existe à ce sujet quelques exemples notoires et je dois publiquement avouer avoir commis ce crime de lèse-majesté à l’occasion, même pour les règles impératives de droit suisse que je présentais à mes étudiants. C’est une conséquence d’un autre paradoxe qui voit les litiges internationaux soumis à des règles nationales édictées en partie pour organiser des relations domestiques, qui ne prennent pas nécessairement en compte les spécificités et les exigences de situations internationales. Ce faisant, même s’il est vrai que les arbitres sont d’abord appelés à trancher le litige qui leur est soumis, il est aussi incontestable qu’ils participent aujourd’hui par leurs décisions (leur « jurisprudence » !) à la création d’un droit commercial international, une création spontanée semblable à celle qu’ont connue d’autres régimes juridiques parmi les plus influents.

C. Comment ? La procédure
On répète à souhait que l’un des avantages majeurs de l’arbitrage est qu’il est possible de choisir une procédure souple, parfaitement adaptée aux spécificités du cas particulier ; comme dans la mode, on renonce au prêt-à-porter pour privilégier les coupes sur mesure. Or, en notre domaine, les défilés ne rendent pas vraiment compte de la différence. Au contraire, les costumes sont de plus en plus taillés sur le même modèle et souvent par précaution à une taille sensiblement au-dessus de ce qui serait nécessaire et seyant. Bref et de manière brutale : les procédures sont trop compliquées, sont trop longues, sont très chères. A-t-on vraiment eu la démonstration que la multiplication des actes, des pages, des annexes, des témoignages conduit nécessairement à des sentences plus justes ? L’entrée en force des procédures accélérées serait là pour établir le contraire. Comment y remédier ? Reprenons le rôle des acteurs.

• Les conseils devraient être les premiers à restreindre leurs enthousiasmes, mais ils tiennent d’abord à la qualité de ce qu’ils font ; un peu trop souvent. La concurrence entre les cabinets pourrait constituer un frein, mais elle paraît difficile dans son applicabilité et illusoire dans ses effets, en l’état du moins. Il est vrai que les parties elles-mêmes, les véritables clients, devraient pouvoir fixer des limites, mais elles demeurent réservées par manque de connaissance, voire par la crainte de mettre en danger leurs propres intérêts et de se voir reprocher leurs réserves.

• Les arbitres auraient en mains les pouvoirs. Contractuellement, ils se sont en effet engagés à mener la procédure de manière à parvenir à une sentence juste dans des délais et à des coûts acceptables. Ils devraient donc déterminer ce qui paraît nécessaire voire indispensable à l’accomplissement de leur mission. Avouons-le toutefois, nous ne sommes pas très courageux ; par crainte de simplifier le cas, de violer des droits fondamentaux des parties (la paranoïa du due process), voire, pire, par crainte de déplaire aux conseils et de courir le risque de ne plus être nommé à l’avenir. Que soit respecté le droit des parties d’être entendu ; mais que soit aussi reconnu le droit des arbitres de ne plus entendre. Il serait en effet possible de limiter la longueur des soumissions, de raccourcir les délais et de réduire les indemnités de parties. Cela ne se fait guère et pourtant rien ne s’y oppose. On connaît l’analyse faite par Philippe Pinsolle, qui n’a pas trouvé, dans les décisions sur recours qu’il a analysées dans trois juridictions importantes, une seule décision annulant une sentence parce que les arbitres se seraient montrés trop restrictifs.

• Les institutions sont conscientes du problème et multiplient les recommandations aux arbitres, mais elles ne peuvent en faire beaucoup plus. Ou plutôt, elles ne se privent pas d’agiter le bâton et la carotte sur les arbitres, leurs partenaires les plus soumis. Il y aurait plus à en dire, mais laissons. Cela ne peut d’ailleurs résoudre qu’une petite partie du problème.

Un mot pour la défense des forêts et de l’environnement. Il a été prétendu avec de bons arguments par le mouvement green arbitration, qu’une procédure arbitrale moyenne sacrifie environ 20’000 arbres. La multiplication des documents imprimés est un non-sens et il y a fort à parier et espérer que les choses vont rapidement changer. C’est une question de génération.

III. QUELQUES CONSEQUENCES
Qu’en déduire sur les grands défis ? J’en retiens trois : la légitimité, l’efficacité et l’accès à la justice.

a. La légitimité. Il n’est évidemment pas question de remettre en cause la légitimité matérielle de l’arbitrage. Elle a reçu sa consécration législative non seulement dans les droits nationaux, mais plus encore au plan international.
Le problème est que cette légitimité repose sur une donnée considérée comme acquise, savoir que les parties ont valablement donné leurs consentements au choix de cette méthode de résolution et à des règles procédurales détaillées et impératives. Il suffit d’une brève mention dans le contrat ou dans les statuts d’une institution. Les exigences tendent à se réduire. Et revoilà le consentement érigé en justification élémentaire, comme dans les contrats où il revient souvent à une illusion, à un prétexte. Sans doute en signant une convention d’arbitrage, une partie doit savoir à quoi elle s’engage, mais le sait-elle vraiment ? Mesure-t-elle tout ce que cela implique ? Sans doute pourra-t-elle encore intervenir en cours de procédure, mais l’essentiel lui sera imposé : le choix de l’arbitre par la partie opposée, les exigences de l’institution, l’obligation de payer des avances et au besoin de se substituer à l’autre partie, de renoncer pratiquement à tout contrôle judiciaire. « Tu l’as voulu Georges Dandin !» Vraiment ?
Le consentement n’est pas qu’un « oui » ; il est une adhésion éclairée à un engagement fondamental, en l’occurrence un engagement d’autant plus important qu’il implique la renonciation à tous les avantages de la juridiction étatique et la soumission presque inconditionnée à la décision des arbitres. Il y faut à mon avis de claires conditions : Une pleine compréhension de ce qui est en jeu ; un effort considérable est fait pour informer les parties, et c’est tant mieux. Une plus grande transparence de ce qui se décide, par qui, comment et pourquoi ; en dépit des progrès constatés, il y a encore bien du pain sur la planche. Un certain contrôle de ce qui s’impose et est imposé ; les mécanismes de régulation devraient être de quelque façon mieux encadrés.

b. L’efficacité. Il n’est pas question non plus de remettre en cause les avantages de la procédure arbitrale, mais la souplesse qui la caractérise conduit souvent à des excès. Le développement des procédures n’est plus toujours à la mesure de l’objectif recherché, dans les petites affaires, mais surtout dans les grandes.
J’ai déjà évoqué la possibilité, allant jusqu’à affirmer le devoir des arbitres de se montrer plus courageux dans la direction et la maîtrise des procédures, mais cela ne suffit pas. Comment peut-on encore accepter des soumissions de plusieurs centaines de pages, assorties de milliers de pièces annexes ? Comment les trois petits nains qui constituent un tribunal, face aux légions des conseils, peuvent-ils encore franchement accepter de maîtriser ces dossiers pour rendre une sentence qui prenne en compte tous les arguments et toutes les pièces, qui soit raisonnable, qui, comble des exigences, soit même rendue dans un délai rigoureux ? Il subsiste un véritable déséquilibre des forces. La présence d'un ou d’une secrétaire paraît maintenant acquise (encore que j’aie tout récemment essuyé un refus pur et simple). Pourquoi ne pas admettre des solutions plus imaginatives, permettant par exemple aux arbitres de recourir aux services d’experts, d’assistants, ou même à la formation d’équipes d’arbitres, de la même manière que les conseils recourent à des légions d’assistants ? Où est finalement la différence avec ce qui peut se passer dans certaines cours étatiques ? L’imagination est demandée.

c. L’accès à la justice. Il reste mon thème favori. On répète à l'envi que les arbitres ne rendent pas la justice mais qu'on leur demande de résoudre des litiges. Et alors ? Sur quelle base ? Mais à partir des faits sur la base de contrats ou de dispositions légales qui constituent les remparts de la justice dans les relations sociales.
Or, qui signe une clause arbitrale renonce à tous les avantages de l'hôpital public, il y en a, pour accepter de prendre en charge les frais de la clinique privée. Le choix peut être de taille et constituer un véritable obstacle à l'accès à la justice, pourtant rangé au nombre des droits humains les plus fondamentaux. Tout le monde ne peut pas s'offrir un third party founding, tout le monde ne peut pas prendre le risque de devoir avancer des sommes importantes pour lancer et mener la procédure, sommes dont il n’est même pas certains, en cas de succès dans le meilleur des cas, qu’il les recouvrera tous.
On sait que la question devient d'actualité et commence à occuper sérieusement les juridictions. Ce fut le cas en France avec les affaires Pirelli et Garoubé, c'est le cas en Allemagne où il a été jugé qu'une partie peut demander la résolution d'une clause si celle-ci ne paraît pas adaptée au litige, surtout si l'autre partie refuse à son tour de verser l'avance ; des décisions ont même été rendues à ce sujet par des tribunaux arbitraux.
Ce sera à mon avis sans doute le défi le plus important, car il implique les deux autres, la légitimité et l'efficacité.

Conclusion
Comment conclure ? Par deux affirmations fortes :

• La première est positive, une profession de foi dans le régime de l'arbitrage. Imaginé par des professionnels pour des professionnels, il doit permettre ou devrait permettre une solution adaptée, simple et définitive dans des délais et à des coûts raisonnables. Le système est simple qui fait appel à des particuliers en qui les parties mettent toute leur confiance sans immixtions des cours étatiques. A cela s’ajoute le fait qu’il n’existe en l’état pas d’autre option comparable.

• Ma seconde affirmation est moins positive. Même si je conviens que le système fonctionne en principe et donne souvent satisfaction, il existe un risque sérieux de dérapages. Il est désormais presque exclusivement entre nos mains, les juristes. Or nous n'avons pas réputation d'être particulièrement désintéressés ni surtout ouverts aux changements (les stratèges de la stagnation).

J'ai pris le risque de dresser un tableau qui peut paraître un peu sombre. Pour reprendre une question que je posais en ouvrant cette conférence, je crains en effet que nous soyons en train de résoudre des problèmes nouveaux avec des instruments anciens. Ce qui est jeu est trop important car l’arbitrage est un élément clé de l’équilibre et de la paix (les « marchands de paix », selon la formule des fondateurs de la CCI).
Gardons-nous de perdre le sens des responsabilités qui sont prioritairement les nôtres et sachons le transmettre aux générations qui nous suivent. Les connaissant bien par l’enseignement que je leur prodigue et les contacts que je conserve, je leur fais pleine confiance.

Regarder la conférence en vidéo :

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L’arbitre artificiel, garantie d’impartialité
et de neutralité ?

L’essor progressif des technologies d’intelligence artificielle en matière d’arbitrage. L’intelligence artificielle investit de nombreux secteurs d’activité. Le droit ne fait pas exception. Les legaltech renouvellent les activités de conseil tandis que la justice prédictive pour sa part interroge de plus en plus l’exercice des activités juridictionnelles. L’arbitrage n’est pas en reste. Cette technologie peut donner lieu à des usages plus ou moins ambitieux en la matière[3], qui vont a minima de l’assistance des arbitres par des outils d’aides à la décision, voire, à terme, au remplacement de l’arbitre par un dispositif d’intelligence artificielle. Cette perspective semble pour l’heure bien lointaine eu égard à l’état actuel des technologies en cause, mais pourrait peut-être se poser un jour. En toute hypothèse, l’emploi de l’intelligence artificielle par un tribunal arbitral est susceptible d’emporter des difficultés juridiques plus ou moins importantes selon l’étendue de l’utilisation qui en est faite[4].

Des avantages et désavantages de l’intelligence artificielle. L’intelligence artificielle peut a bien de égards servir les parties à l’arbitrage que le tribunal arbitral. Ces outils permettent un gain de temps certains dans la recherche du droit applicable et des jurisprudences pouvant inspirer les arbitres. Le volume de … est devenu titanesque et peut rapidement dépasser les capacités de recherches du tribunal, d’autant plus lorsque plusieurs droits nationaux sont en cause. Faciliter la connaissance du droit c’est contribuer à renforcer la sentence. Par extension, le gain de temps peut également avoir pour effet de réduire le coût de l’arbitrage. Plus encore, l’une des vertus dont est parfois gratifiée l’intelligence artificielle consiste dans sa neutralité ou son objectivité. Reposant sur un procédé purement mathématique, l’intelligence artificielle ne serait pas exposée aux risques de partialité qui affectent l’arbitre tributaire de sa condition humaine. L’observation du contentieux lié à l’impartialité ou le défaut de neutralité du tribunal arbitral pourrait amener à penser que l’intelligence artificielle serait en mesure de s’affranchir de ces … Pourtant, une telle perspective est un mirage. Que l’intelligence artificielle accompagne aujourd’hui l’arbitre ou qu’il s’y substitue demain, la méfiance est de mise sur ses modalités de fonctionnement.

Le risque de l’intelligence artificielle. Si l’intelligence artificielle présente de nombreuses vertus qui peuvent utilement servir l’arbitre, elle n’en demeure pas moins source de dangers de plusieurs ordres.

      D’abord, ce sont les risques de biais qui sont en cause. Le logiciel d’intelligence artificielle peut être affecté d’un certain nombre de biais qui sont de nature à affecter les résultats produits. Cette difficulté inhérente à la technologie en cause est à présent bien connu. Les biais peuvent d’une part trouver leur origine dans la programmation même du logiciel et être attribués au concepteur du dispositif. Ils sont alors plus ou moins conscients. Les biais peuvent encore trouver leur cause dans le fonctionnement autonome de l’intelligence artificielle qui sans être affecté d’un biais initial pourra l’être du fait de sa capacité de machine learning.

      Ensuite, l’intelligence artificielle présente également un danger en raison de son opacité de fonctionnement. Il est d’usage de désigner ces dispositifs de « boites noires » dans la mesure où il est difficile d’avoir accès au détail de son fonctionnement. Au-delà de l’éventuelle méconnaissance des algorithmes et des données qui fondent l’intelligence artificielle, le processus informatique aboutissant aux résultats proposés par l’intelligence artificielle est également incertain. Dès lors, la compréhension des causes qui fondent les suggestions de l’intelligence artificielle est incertaine et l’identification et la démonstration des biais potentielles n’en sont rendues que plus délicates.

      Enfin, la méfiance vis-à-vis de cette technologie se justifie par la confiance spontanée que l’on pourrait accorder à cette technologie. En effet, bien souvent, les biais de la machine sont si imperceptibles que l’intelligence artificielle peut être perçue comme reposant sur un procédé mathématique totalement objectif. Aussi, le soin habituel apporté à la composition du tribunal arbitral pourrait ne pas sembler nécessaire lorsqu’il serait question de choisir les outils d’intelligence artificielle. Cette croyance erronée dans l’objectivité des dispositifs en cause suppose une vigilance d’autant plus importante.

La solution : les standards de neutralité et d’impartialité. Comment remédier à ces nouvelles difficultés ? Le caractère inédit des difficultés suppose-t-il d’envisager de nouveau remèdes ? Bien souvent, si l’intelligence artificielle est source de problèmes juridiques inédits, leur résolution est bien souvent possible en ayant recours aux outils du droit positif et l’arbitrage ne fait pas exception. Qu’il s’agisse de l’intelligence artificielle des machines ou de l’intelligence humaine des arbitres, les standards de neutralité et d’impartialité sont tout à fait appropriés pour répondre aux difficultés ici envisagées. Évidemment, les règles en cause, qui ont été pensées pour s’appliquer aux personnes devront être adaptées aux spécificités de l’intelligence artificielle. L’obligation de révélation par exemple pourrait être repensée mais in fine, les mêmes principes permettront de répondre aux difficultés qui ont jusqu’à présent étaient envisagées. L’intelligence artificielle peut constituer autant une opportunité qu’un danger pour la pratique arbitrale. Il appartient aux praticiens de se saisir de cette technologie pour en tirer le meilleur parti.

Samir MERABET

 

[3] « L’arbitrage en ligne », Le Club des juristes, 2019, accessible via www.leclubdesjuristes.com, p. 61 et s.
[4]  J.-B. Racine, « Arbitrage et intelligence artificielle », Rev. De l’arbitrage, 2019-4, p. 1025 et s. 

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INFORMATIONS

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8 juin 2022 | Save the date | Dîner débat de l'AFA

Notre prochain dîner débat aura lieu le 8 juin 2022 à la Maison du Barreau à Paris.

Julie BEDARD et Mathias AUDIT
animeront le débat autour du thème :

« L’incidence des obligations déontologiques sur les procédures d’arbitrage international »

Pour plus d'informations, cliquez-ici

12 mai 2022 | Colloque CEPANI

Au cours de cet après-midi d’étude, des spécialistes aborderont, sous différents angles, les différents aspects de la prévention, de la gestion et du règlement des litiges. Plutôt que théorique, leur approche sera pratique et pragmatique. Une attention particulière sera consacrée à la psychologie des litiges et au règlement des litiges dans un monde numérique.

« Évolutions et alternatives en matière de règlement des litiges »

Pour plus d'informations, cliquez-ici

18 octobre 2022 | Conférence annuelle de l'AFA

Notre prochaine conférence annuelle de l'AFA aura lieu le 18 octobre 2022.

Intervention de Matthieu de Boisséson.

Plus d'informations très prochainement.

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